Joueb.com
Envie de créer un weblog ?
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web.
Débarrassez vous de cette publicité : participez ! :O)

Toutes les patates ne peuvent pas nager...


Index des rubriques

Recherche


Session
Nom d'utilisateur
Mot de passe

Mot de passe oublié ?


Ailleurs sur Joueb.com
Poétique de l'être masculin : 5ème extrait

3.

  

 

Assise, tu me regardes. Appuyée contre le mur beige de mon sombre couloir, tu me fixes. Moi, à mon bureau, je te regarde aussi. Tu tends la main, je la saisis. Je te regarde et tu me regardes, et là, pour être banal et romantique, je pourrais te dire que je t'aime, pour toujours, que rien ne nous séparera et pourtant… Où seras-tu demain ? Je sais que je ne peux pas, où seras-tu ce matin ? Trop d'heures ont coulé dans mes veines et de tes yeux pour que ce soit si facile… La nuit nous est tombée dessus comme ta main sur la mienne, mon amour, te souviens-tu de ce vendredi ? Demain, je ne pourrai encore me rassasier, là où j'aurais eu le plus besoin de toi…Cette nuit, je ne dors pas…mais la nuit n'est pas faite pour dormir, elle est faite pour penser à toi. Si tes yeux aveuglent mes jours, c'est la nuit que je peux me reposer dans l'obscurité…

Mais je ne vois pas notre avenir, je ne sens rien, ces heures qui passent m'aveuglent aussi, aujourd'hui, c'est toi qui dois m'ouvrir les yeux et me montrer le chemin. Dis-moi, où pouvais-tu être hier soir ? Car tu n'étais pas dans mes rêves, mais … je n'ai pas rêvé hier soir…

Me feras-tu oublier qui je suis ? Me feras-tu perdre ce qui m'a été offert en fardeau il y a bien longtemps ?

Et je me disais que dans quelques heures il serait l'heure de se lever, et j'étais déjà debout… encore de ma faute, ou de celle de qui ? Ca promettait un jour de pluie…

J'étais assis sur le parquet face à la fenêtre, les bras autour des jambes, lorsque quelqu'un frappa à la porte. J'ai sursauté et bondi d'un coup sur mes pieds, il devait être quatre heures du matin.

Théodore m'attendait derrière la porte.

- J'ai entendu des murmures, je me suis demandé si tu allais bien.

- Merci, ça va, mais il est…, je jette un coup d'œil à ma montre, Il est quatre heures et quart… Et je n'ai pas murmuré…

- Oui je ne dormais pas, mais je t'assure que j'ai entendu des chuchotements venant de ta chambre. Quand je ne dors pas je passe devant toutes les chambres, histoire de voir si tout va bien. J'ai eu peur que tu sois en train de nous faire une crise de quelque chose.

- Nan, je t'assure, ça va, mais…mais je n'ai pas murmuré… dis-je sur un ton légèrement sévère. Théodore me regarde en fronçant les sourcils, franchement pas convaincu.

- C'est bon je te crois…

- Bon… Pourquoi tu ne dors pas à une heure pareille ?

- J'ai des insomnies parfois, ca me prend vers ces heures-là, je me réveille d'un coup… Il se tait pendant quelques instants, il semble rassembler ses idées, je retourne m'asseoir dans le milieu de la pièce et lui fais signe d'entrer. Il s'avance doucement, méfiant presque.

- Ca t'arrive souvent, de ne pas dormir ?

- De temps en temps, ça me prend comme ça, je sais que je ne vais pas dormir, j'essaye mais ça ne vient pas.

- Y a quelque chose qui te tracasse ?

Il hésite encore, s'apprête à parler et se tait à nouveau.  Enfin il se lance :

- Tu sais, le gars qui était là avant, la maison basse fonctionne dépendamment de l'hôpital depuis sept ans environ, eh bien ce gars là, on l'a retrouvé mort, par terre dans le milieu du couloir. Celui-là même où on passe chaque matin et chaque soir.

- Mort ? Ici, là juste derrière ?

- Oui, là, juste derrière… Madeleine, la cuisinière, l'a retrouvé un matin en venant à son heure habituelle, pour s'occuper de la maison. Elle n'entendait rien, le gars était plutôt matinal, et elle s'est tout de suite doutée que quelque chose tournait pas rond. Il était vieux oui, c'était un vieux médecin, il avait profité de l'occasion qu'était cet établissement, un petit coin pénard, où on s'occupe de gens pas vraiment tarés mais seulement un peu déphasés… La planque quoi…

Au début, c'était simplement une maison de repos, il y a toujours eu ces sept petites places pour des gens qui avaient les moyens de se payer des vacances psychologiques assistées. Mais il y a toujours cette drôle d'ambiance un peu dérangeante. On l'appelle la maison basse car elle est en contrebas de la plaine derrière, comme t'as pu le voir, encaissée dans un creux entre deux collines. Je crois que l' gars qui l'a construite penserait être à l'abri du vent. Tu parles, c'est pire que partout ailleurs sur la plaine. Le vent vient de la mer et de la plaine, c'est pour ça qu'on l'entend vachement souffler à longueur de temps, même quand les fenêtres sont fermées. Alors les gens ont fini par ne plus vouloir venir, ça leur foutait la trouille, ce boucan… Mais les autres, les fous, c'est autre chose… On dirait qu'ils n'entendent pas, ils sont dans leur monde tu sais, ils peuvent être dans cette baraque ou ailleurs, c'est pareil.

- C'était quoi ici avant de faire partie de l'hôpital ?

- C'était la maison d'un pêcheur un peu associable. Y a un siècle environ, la pêche marchait très bien ici. Il a eu les moyens de se construire une baraque loin du village, pas trop non plus. Il a eu une seule fille, qui apparemment a passé toute son enfance un peu tristement ici. Quand elle s'est mariée, évidemment, elle est retournée en ville, mais quand son mari est mort bien des années après, elle a voulu revenir dans cette maison. Elle y est morte il y a quinze ans, la baraque est restée à l'abandon pendant six ans, puis l'hôpital l'a rachetée pour faire cette maison de repos.

- Et toi, t'es là depuis longtemps ?

- Moi je suis là depuis trois ans, pour remplacer ce gars qu'est mort, on sait pas comment…

- Mais comment ça on sait pas comment ? On l'a trouvé mort et c'est tout ?

- Plus ou moins oui. Mon père, qui est médecin à l'hôpital, a diagnostiqué une crise cardiaque. Ca se tient sur le fait qu'il était vieux, mais bon, il y a, je crois, forcément eu une cause à cette crise…, dit-il en baissant la voix, le regard bas.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là, je lui répondis, sarcastique.

- Ne t'attends pas à ce que je te dise qu'il a vu le fantôme de la vieille pour que tu te payes ma tête… Non, je pense à deux hypothèses… ( Il attendit un peu pour voir si je réagissais puis reprit, plus bas encore : ) Soit, comme le pense mon père, il a fait une gentille petite crise, et il a claqué d'un coup au milieu du couloir parce qu'il avait fait son temps, soit… c'est l'un d'eux qui l'a tué…

- Pardon !? J'ouvris les yeux en grand, si je m'attendais à une idée comme celle-là! Qu'est-ce qui te fait croire qu'un de ces types aurait pu le tuer ?

- Je ne sais pas, mais quand on a cherché un peu, on a découvert que tous les dossiers avaient disparu. L'un d'eux avait peut-être des raisons de cacher ces dossiers. le vieux les connaissait par cœur, il passait son temps à les lire. Il aurait aisément trouvé qui avait des raisons de les planquer. En tout cas, ils étaient en exemplaires uniques. On a dû refaire tous les tests, tous les diagnostics, et leur faire raconter à nouveau leurs histoires. Dans l'ensemble, ça n'a pas trop posé de problème, sauf pour Jacques. Evidemment, il ne parlait pas, il n'allait pas se mettre à parler d'un coup… Mais personne ne sait pourquoi il est muet, ces dossiers étaient confidentiels, le vieux était le seul à les avoir lus. Avec l'aide d'un collègue, j'ai essayé d'interroger Jacques sur son passé, mais plus on posait de questions, plus il semblait s'affoler, il s'était mis à respirer difficilement, le collègue a continué à poser des questions, insinuait tout un tas de trucs, puis Jacques s'est mis à pleurer. J'ai fait arrêter le carnage là, ça devenait gênant. Du coup, on a jamais su. Pourtant, à l'hôpital, on avait fait des examens qui montraient que physiquement, tout fonctionne normalement chez lui, son appareil vocal tant que le reste.

Il soupira lentement. Jeta un coup d'œil aux étoiles vers la fenêtre ouverte, ses épaules s'affaissèrent.

- Mais personne de l'hôpital ne savait rien, avant que tu arrives, du moins avant l'accident du vieux , demandais-je.

- Non. La maison basse n'est pas considérée comme faisant partie intégrante de l'hôpital; pour le personnel, c'est un truc bien à part, auquel ils ne s'intéressent pas. Chacun ses histoires… La mort du vieux, personne ne l'a vue comme quoi que ce soit d'autre que la mort de vieillesse d'un lointain collègue qu'on ne voyait jamais. Moi je venais déjà de temps en temps ici, pour apprendre le métier comme dit mon père. J'aidais le vieux, pour le peu que je pouvais vraiment faire… A part refaire cent fois les mêmes tests, lire les mêmes comptes-rendus, les mêmes résultats, il n'y a rien à faire ici. C'est simplement tranquille.

- Pourquoi tu t'es retrouvé ici ?

- Retrouvé, je ne sais pas si c'est le mot, quelque part, je l'ai bien voulu…

- Ton père ?

- Oui…

- …

- Je ne faisais rien en cours, je passais mon temps à jouer, puis à sortir avec mes amis. Quand j'ai commencé à vouloir travailler, il était un peu tard, je n'avais aucune base, pas l'envie de faire quoi que ce soit non plus. Mon père m'a fait rentrer à l'hôpital en tant que stagiaire, il m'a tout appris sur le terrain. Il voyait bien que je ne faisais rien, mais les jours où ma mère n'était pas là, quand j'étais vraiment gosse, et même ado, je m'intéressais à ce qui ce passait dans les couloirs, les différentes salles, je voulais tout voir, alors il a eu la bonne idée de m'y faire bosser. Ca fait pas mal d'années maintenant…Pourtant… Parfois je regarde un peu tout ce qu'il y a autour ici, je passe mes journées à rien faire, coupé du monde, en réalité. Je m'occupe de ces gens qui n'ont pas de famille, ou c'est qu'elles ne veulent pas d'eux, mais en fait, ce sont eux qui s'occupent de moi… Tu vois ce que je veux dire… Certains de mes amis sont partis avec le peu qu'ils avaient y a pas mal de temps maintenant. Des fois je me dis que j'aurais pu tenter le coup avec eux, tenter ma chance ailleurs, mais mon père ne m'a pas laissé de choix.

- Tu lui en veux ?

- Dans un sens non, bien sûr que non, il m'a aidé, et c'est ce qu'il pouvait faire de mieux, mais, c'est vrai que… que j'aurais pu choisir de partir, mais ça il ne l'aurait pas accepté. Je pense qu'il a toujours voulu que je travaille à l'hôpital, et ça a été une façon de sauver le coup, l'intérêt que j'ai porté tôt à ce milieu.

- Mais pourquoi venir s'enterrer ici, tu te doutais bien de ce que ça impliquerait, non ?

- Oui bien sûr. Là-bas, il était tout le temps sur mon dos. j'ai réussi à lui prouver que je pouvais travailler seul, et quand la place a été vide, il m'a envoyé ici.

Au début, je m'étais fixé des limites à ne pas dépasser. Je n'habitais pas là, un gardien venait le soir; je ne parlais pas beaucoup avec les patients, pas en dehors du cadre normal de mon travail du moins. Mais je me suis vite rendu compte que c'était difficile. Je ne les connaissais pas, ce qui ne m'aidait pas pour travailler, je perdais du temps en voiture, à venir et à repartir, et je n'aime pas conduire. Et puis malgré tout, il y a le calme qui règne tout le temps. Je discute, je lis des bouquins, la bibliothèque est belle…

- Le temps doit te paraître long parfois…

- Non, je ne crois pas... Je m'oublie finalement à travers ma façon d'écouter les autres, je ne pense plus à moi, je ne pense plus à ma vie, pleine de vide…, Il inspira profondément pour reprendre :  J'ai fini par devenir plutôt une sorte de psychanalyste. Mais la plupart ne semblent pas vouloir partir, … de toute façon pour aller où ? Ils savent ce qui les attende dehors, loin, en ville. Regarde Louise, elle est presque venue d'elle même ! Ici, il y a quelqu'un pour l'entendre raconter encore et encore son histoire, parce que je la connais par cœur, je ne l'écoute presque plus… Mais parfois elle fait de petites variantes, elle raconte un nouveau détail, ou son rêve de la nuit passée.

Modeste est le seul à venir vraiment de la ville, et le seul qui pourrait s'en sortir dans une vie à peu près normale… Pourtant il vit dans un monde complètement déconnecté de la réalité. Pour lui les gens sont devenus des objets, auquel il s'adresse parfois pas dérision, pour avoir quelque chose à dire, comme il prétend… Il parle seul, à des gens que nous ne pouvons pas connaître en tant que simples objets de décoration… Je ris parfois beaucoup avec les histoires qu'il me balance tu sais. De temps en temps je les note. Il sait que ça me fait rire, alors des fois je me demande s'il ne le fait pas exprès, on ne peut jamais savoir.

Aimé me parle de sa sœur, sa grande sœur qui a disparu. De la même façon, il peut parler pendant des heures, ça n'est jamais la même chose.

Alphonse, lui, est passionnant au sens propre du terme. Il passait sa vie dans les musées, à se promener. Il avait des cartes annuelles d'entrée dans tous les musées important de Paris, et je crois qu'il en connaît chaque œuvre. Il a d'abord été interné parce qu'il avait gravement blessé un gardien dans un musée, à Orsay je crois, on n'a jamais su pourquoi, il ne veut pas le dire. Le type a bien faillit y resté tellement il l'avait frappé. Et puis avec le temps il se calmait, mais dans l'hôpital où on l'avait interné, il disait s'ennuyer. Il voulait voir la mer. Il nous restait une place, et on n'accepte pas n'importe qui, il était devenu suffisamment "sage". Ici il a la mer, et une bibliothèque, dans laquelle il pioche souvent. Quand je lui fais ses tests chaque semaine, il me fait des conférences complètes sur telles ou telles œuvres ou artistes. C'est incroyable la quantité de choses qu'il est capable de raconter sur une œuvre.

- Et Jacques ?

- Jacques, il n'y a pas grand chose à en dire. Jacques est encore un enfant dans sa tête. Il regarde le monde, c'est tout. On ne sait rien de lui en vérité, depuis combien de temps il est dans notre établissement, ni pourquoi.

- Tu ne m'a pas dit que la maison basse avait six ou sept ans ?

- Effectivement, mais avant qu'elle soit réhabilitée pour recevoir du monde, on avait, et on a encore, des patients dans la partie psychiatrie de l'hôpital. Jacques était déjà là-bas à cette époque, avec toujours ce même vieux médecin. Quand on a transféré le service ici pour faire cette maison de repos, les dossiers ont suivi, mais ils ont toujours été confidentiels de toute façon. De lui, on n'a que la fiche d'identité, mais sans numéro de téléphone ni adresse. Comme s'il avait été abandonné, ce qui n'est pas impossible d'ailleurs… On n'a jamais eu aucune manifestations de parents ou de proches, durant toutes ces années, même si les familles se manifestent rarement, au bout d'un temps, on a toujours quelque chose, quelqu'un qui espère que la personne soit redevenue "normale"…Comme les dossiers ont disparu maintenant, et qu'il ne dira sûrement jamais rien, on ne sait pas.

- Et les autres patients, ils ne savent rien sur lui ? Depuis combien de temps ils sont là les uns les autres ?

- Comme par hasard, Jacques était là le premier.

- Comme par hasard oui…

- Quoi que les autres aient pu entendre ou savoir vraiment sur lui, on ne peut pas s'appuyer dessus, c'est une règle et c'est logique d'ailleurs. On ne peut pas savoir ce qu'ils pourraient raconter, sûrement ce qui leur ferait plaisir plus qu'autre chose. De toute façon, ils ont une certaine tendance à être indifférents les uns envers les autres. Je ne crois pas que Aimé sache grand chose de la vie de Louise, ni Modeste de celle d'Alphonse. Ils ne se parlent pas, presque. Ils n'ont pas l'habitude de se poser de questions les uns aux autres. Ils sont trop concentrés chacun sur leur propre histoire.

- Et qu'est-ce qu'ils font eux, toute la journée ?

- Ils vivotent, il se racontent à eux-mêmes leurs vies. De toute manière, ils n'ont pas franchement la notion du temps qui passe. Ils ne se rendent pas compte simplement. La façon qu'ils ont de créer leurs propres problèmes est révélatrice. Ils font tout de suite une montagne d'un rien. Quand quelque chose ne va pas, il faut que j'intervienne tout de suite, peu importe ce que je suis en train de faire, chacun veut passer en priorité. Le problème c'est que c'est souvent quand je m'occupe de l'araignée dans la chambre de Louise que Aimé ne trouve pas son livre à la place exacte où il l'avait rangé la veille.

Exemple tout bête, qui peut tourner au délire. Si je vais chercher le livre, Louise se met à hurler, parce qu'elle voit l'araignée que moi je ne vois pas, alors je reviens, et Aimée décrète que je fais du favoritisme, il commence à faire un discours en traitant Louise de tous les noms. Aimée adore parler beaucoup, longtemps et fort, et si quelqu'un cherche à l'interrompre quand il est lancé, c'est encore pire, il va se mettre à crier. Dans le meilleur des cas Alphonse, qui a peur du bruit, s'enferme dans sa chambre pour plusieurs heures, sinon il essaye de se sauver en partant à la nage.

- A la nage ? comme ça vers le large ?

- A la nage oui, il ne se rend pas compte, il a déjà failli se noyer plusieurs fois. Dès qu'il y a trop de bruit dans la maison, il part en courant dans tous les sens pour finir dans la flotte. Quand il fait chaud en été, c'est pas grave, j'y vais, mais en hiver, je me chope la crève à chaque fois. Et lui, non bien sûr, c'est tellement plus drôle.

- Mais les fenêtres, tu les fermes des fois, non ?

- Y en a toujours un pour les ouvrir, ça ils sont encore capable de le faire.

- Et quand il s'enferme dans sa chambre, enfin c'est pas normal qu'il ait les clés.

- Mais il n'a pas de clé. Souvent, je suis donc sérieusement occupé ailleurs, il prend une chaise dans la salle à manger sans que je le voie, et il la coince derrière la poignée de la porte. De toute façon, ça ne servirait à rien de l'en empêcher, il se lasse  tout seul au bout d'un moment. A part Modeste, ils ont du mal à rester seuls tu sais. Même si au final ils ne s'aiment pas entre eux.

Quant à Jacques, quand ça crie, il s'assoit dans un coin d'une pièce la tête dans les bras, et il ne bouge plus. C'est la même réaction qu' Alphonse, mais exprimée de façon différente. Il va rester comme ça crispé pendant des heures. En soi ça n'est pas gênant, sauf quand il se pose devant une porte ou dans le milieu d'un couloir. Là je dois le traîner, évidemment, personne ne m'aide, enfin tu vois le truc. Quant à Modeste, souvent, il se met à dévaliser le frigo, il mange beaucoup et il trouve qu'on ne lui donne pas assez, il profite donc. Madeleine a peur de lui alors elle le laisse faire. En général quand ça craque comme ça, il faut deux ou trois jours avant que tout revienne dans l'ordre. Tout ça pour une araignée qui s'est cassée entre temps et un livre qui était malgré tout, bien à sa place, comme d'habitude… Et toi ?

- Moi ? … Je n'ai pas grand chose à raconter. Ma vie se déroule comme ça, tant qu'elle peut. Je crois que je décide quand même de ce qui s'y passe, sans vouloir te blesser, je crois que j'ai au moins ça. , Il ne broncha pas, comme s'il n'avait pas entendu.

- Tu as une famille ? me dit-il, en haussant le ton, savoir si moi aussi j'avais un père derrière moi pour me pousser vers un chemin bien précis.

- Mes parents habitent une petite maison à la campagne, dans le centre de la France, ça fait plusieurs années que je ne les ai pas vus. J'ai une sœur plus âgée qui vit aussi à Paris, avec son mari et ses enfants. Et… J'avais un frère qui est mort y a quelques années, quand il avait vingt-quatre ans.

- Désolé…

- C'est rien. C'est comme ça…

- …

- Parfois les gens s'en vont de ta vie. Un matin tu te réveilles et tu te rends compte qu'il manque quelqu'un, mais ça fait partie du cours des choses.

Au bout de quelques instants il reprit :

- Et tu vis seul ?

- Non, je vis avec mon amie depuis six ans environ… Mais…

- Mais ?

- Nan rien, laisse tomber. Je ne…

- Laisse, c'est bon… Bon ben, je vais essayer d'aller dormir un peu, tu devrais te reposer aussi, tu ne dors pas beaucoup je crois, je te vois souvent déjà levé le matin.

Je ne répondis rien, simplement un sourire. Je le regardai partir, simplement en souriant.

 

Malgré ce qu'il pouvait dire sur sa satisfaction, ce refus de se plaindre qu'il affichait, on lisait facilement dans ces grands yeux tristes une attente désespérée de quelque chose de nouveau.

Il avait pris tout simplement l'habitude.

Théodore était de ces gens qui attendent sur le quai de gare. Qui attendent.

Le train arrive

Et ils ne le prennent pas

Parce que faire un pas pour eux, ça ne veut rien dire.  Ils ont pris l'habitude.

 

Il est retourné tout doucement dans le couloir, celui où ce vieux médecin lui a légué sa place, puis à sa chambre, presque à reculons, comme il avait refermé ma porte, à reculons.

Moi je suis resté au sol. Les bras autour des jambes repliées. Je repensais à tout ce qu'il venait de dire, sûrement qu'il n'avait pas raconté cela depuis pas mal de temps, s'il l'avait déjà fait un jour…

Et cette histoire de mort était étrange. Etrange par le fait que personne ne semblait vraiment en être affecté, et parce que Théodore, lui, voulait y attacher plus d'importance que ça ne semblait en avoir au départ. Etait-ce son imagination de jeune homme qui lui faisait penser qu'il pouvait s'agir d'un meurtre ? Son envie de trouver quelque chose qui ferait tout changer, encore que rien ne pourrait changer fondamentalement…

Cette ambiance parfois me rappelle les couloirs de l'hôpital où mon frère avait fini ses jours… Il y avait un silence insondable et on avait l'impression d'entendre des chuchotements venant de partout à la fois, de ce même chuchotement que font les rideaux des fenêtres ouvertes ici.

Je ne sais pas pourquoi je lui avais dit ça à lui. Je ne racontais jamais cette partie-là de moi, je voulais l'enfouir. Je ne sais pas ce qui fait que ce soir-là j'ai eu envie de lui dire un peu de moi.

 

J'ai souvent retrouvé Théodore à traîner la nuit dans les couloirs, à la recherche d'on ne sait quoi… C'est toujours sur les mêmes plages horaires qu'on retrouve ceux qui ne dorment pas, face à un océan de questions vides, et qui surtout répondent à l'insomnie.

Ecrit par Pak, à 15:09 dans la rubrique "Textes".



Modèle de mise en page par Milouse - Version  XML   atom