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Poétique de l'être masculin : 6ème extrait

4.

 

 Je me suis levé un peu fatigué déjà par cette nuit décousue. Bien sûr, Théodore était déjà debout, à son bureau, en train de trier des papiers. On s'est simplement sourit, d'un air presque amical qui m'a fait mal au ventre. Je ne voulais pas éprouver de la pitié pour lui.

Quelque chose me faisait penser que Théodore allait considérer la situation d'un façon nouvelle, juste pour avoir résumer le tout à un étranger. Je me demandais si avec le temps, il n'allait pas se laisser déborder par l'irrationalité, par les repères renversés qu'il peut y avoir dans un monde comme celui là.

J'ai marché lentement, d'un pas feutré jusqu'à la cuisine pour prendre un fruit que j'ai mangé au soleil, assis sur le rebord de la fenêtre. Le carillon accroché à une poutre chantait comme d'habitude, mais d'un ton un peu plus triste, un peu plus mélancolique que chaque jour de cette vie-là. J'ai changé de place pour aller m'assoire le long du mur sur la terrasse, le regard vide. J'avais eu de la peine pour Théodore, mais lui, qu'est-ce qu'il pouvait bien penser de moi. Je ne lui avais pas raconté grand chose de moi. Peut être qu'il se disait qu'il n'aurait pas voulu échanger sa place avec la mienne… Est-ce que j'étais vraiment à ma place ici ? Qui sait si de toute façon on est à sa place un jour, c'était quoi, cette place ? Je repensais à mon frère. Une brindille vint de la plaine, roulant et décollant en vain du béton de la terrasse.

Des images comme des bourrasques d'une violence incroyable. Dans ma face. Je me revoyais avec lui dans la maison de vacance de ma grand-mère. On chantait doucement pour sentir la gorge vibrer comme les cordes d'une guitare à la chambre sombre, comme un murmure brumeux couchés à même le sol, on avait cru voir les étoiles à travers les charpentes vert émeraude, ce n'était que des lucioles s'étant introduites dans l'antre de nos espoirs et qui stupidement cherchaient la sortie vers le haut…Le sol continu de vibrer de cette ardeur des vingt-trois heures sonnées… Combien de murs a-t-on escaladé ensembles. Le soleil ici n'éclaire plus rien et l'obscurité monte comme l'eau dans une citerne.

Petit vent léger, je ferme les yeux… Chasser tout cela.

Qui aurait cru qu'un endroit aussi paisible puisse renfermé des secrets comme ceux-là ? Je fronçais machinalement les sourcils, Madeleine pénétra dans la cuisine à cet instant.

- Vous avez l'air plutôt soucieux pour un beau matin comme celui-là Geoffroy. Me dit-elle en passant la tête par la fenêtre.

- Soucieux je ne sais pas, un peu tracassé sûrement.

- Et qu'est ce qui vous tracasse comme ça ? Demanda-t-elle, presque maternelle.

- Rien de bien grave, je n'ai pas le courage de travailler, je me sens un peu en vacances, et l'ambiance n'arrange pas les choses ! Répondis-je en souriant calmement. Elle était au courant dans les détails je pense des événements passés, mais je ne tenais pas à afficher que moi aussi.

- Oh, mais vous avez bien le temps ! De toutes façon, vous savez que vous êtes le bienvenu ici, vous pouvez rester tant que vous voulez.

- Bien sûr oui, répondis-je, pensif. Un peu trop peut être même.

-Vous êtes sûr que ça va ? Je peux vous préparer quelque chose à boire si vous voulez, un petit remontant ?

- Nan merci, je vais aller prendre l'air, y a rien de mieux, dis-je avec ce grand sourire faux dont je ne pouvais me défaire, gêné.

-Bon… , murmura Madeleine, en haussant les épaules. Elle retourna à ses fourneaux, légèrement vexée de ce refus un peu froid, tandis que je m'éloignais vers la plage. Je me suis assis loin de l'eau pour une fois, au milieu des herbes folles, qui tentaient vainement de prendre le pas sur l'étendu de sable. Plus le temps passait et plus je me mettait à culpabilisé de cette oisiveté permanente. Tant de temps à rien faire. J'aurais pu encore passé des heures à regarder l'océan, à ne penser à rien ou à beaucoup trop de choses à la fois. Ne pas ressentir le manque…

Il y avait parfois ce désintérêt pour tout qui me saisissait depuis la mort de mon frère. L'envie du rien par excellence… J'avais fait cet effort terrible pour réapprendre le goût des choses, la curiosité qui m'était propre avant. Mais je retombais ici, dans un face à face avec le passé. Dans cet endroit ouvert à l'immensité de l'océan, rien n'avance, on reviens toujours sur le passé, celui d'il y a dix ans, celui d'il y a dix secondes. Cercles.

Il y a des fois, pendant ce genre de nuit comme celle passée, sans commencement ni finitude, pas de soleil qui tourne, silence feutré de sommeil, tout dors, même le vent s'est tu, on sent quelque chose qui prend à la gorge, comme le poignard amer d'avoir laissé un instant de trop s'écoulé… Le parfum des roses n'est jamais le même, d'un matin sur l'autre. Si on pouvait saisir la gravité d'un instant à peine consommé , comme celui que je poursuis chaque jour un peu plus. Je ne me sentais plus concerné. Comme un jour couvert par un rideau de soie de brume fine sur un chemin de campagne impraticable, oui on pouvait voir ce voile un peu étrange du rêve, une vie qui défile d'où je ne sens plus rien.

L'odeur des couloirs d'hôpital. Hallucinogène. Il  était sur ce lit qui n'était pas le sien, un lit où tant d'autres avait dû mourir déjà, il murmurait mon frère, il aimait bien murmurer, pour qu'on fasse très attention de ne pas en manquer un morceau. " Si tu n'as pas assez regardé la couleur du ciel pendant les quelques années qui viennent de défilées, pense un peu à la profondeur de mon sommeil, pense un peu à la couleur qu'il pourrait avoir si tes larmes venaient à séché ne serait-ce qu'un peu. "

Il était tellement fatigué par la maladie, son teint était devenu pâle, lui qui passait sa vie à chercher les rayons du soleil que sa peau semblait s'approprier. Ses yeux d'un bleu profond avaient viré au gris triste d'un nuage d'hiver. Ses joues étaient devenues creuses et tous ses muscles semblaient avoir disparus. Il me parlait beaucoup, et cette fatigue le frustrait d'autant plus qu'elle ne lui permettait pas de faire de longs discours. J'aurais voulu pouvoir répondre à sa place, mais je disais rien.

Et cette envie de parler restait à vide, comme on tire un coup de revolver sans balle… Je soupirais encore une fois. "Quand tu es dans une voiture, n'es-tu pas irrésistiblement attiré du regard par le sol qui se déroule à toute allure, comme la bobine d'un film qu'on ne voit qu'une fois. Je revois souvent l'image d'une flaque boueuse, marécage de rêves dans lesquels on a fini par se perdre, à force de jouer avec les courbes et les contours d'une vie qui se voulait parfaite… joue avec les gens, pour te perdre. Je sais qu'il était con d'espérer quelque chose de différent pour moi, mais sur quoi se reposer d'autre ? J'ai vu il y a quelques temps un corbeau poursuivre une pie. J'avais toujours trouvé les corbeaux majestueux et les pies touchantes… Tous deux sont toujours par deux. Mais qui aurait cru que ces deux choses que j'avais à cœur étaient proie et prédateur ? Alors je n'ai plus su quoi en penser. Met deux mondes que tu aime en commun, tu verras qu'ils s'entredétruirons.

 La couleur du ciel fait toujours plus mal en été. Ne pas s'étonner de ce silence, ouvrir les yeux sur le reste, ne pas ressentir le manque.

Ne pas ressentir le manque. "

 

 

Alphonse était assis dans le fauteuil profond de la bibliothèque, dans un coin obscure de la pièce. Cette pièce en elle-même était toujours obscure, bien que les fenêtres soient grandes et sans rideaux, sûrement à cause des murs complètement cachés par les rayons remplis de diverses volumes, plus ou moins anciens, poussiéreux, et aux reliures sombres; comme quoi la culture n'apporte pas toujours de la lumière. La forme en L ne rendait pas la bibliothèque vraiment conviviale, parce que trop divisée, et c'est sans doute pourquoi il n'y avait personne qui restait plus longtemps ici que le temps de prendre un livre, sauf Alphonse bien sûr, qui s'obstinait à rester dans cette obscurité ambiante pour lire. Un grand livre était déployé sur ses genoux, il était littéralement courbé dessus, au point que ses cheveux un peu trop long en effleuraient le papier. De son doigt il suivait les lignes, bougeant ainsi la tête dans un va et vient presque spasmodique.

Personnage discret et peu présent, Alphonse semblait plutôt fuir le contact avec les autres. Son regard tremblait de méfiance, son corps chétif de petit oiseau aurait été balayé par une rafale de vent. Jamais je ne l'avais vu au dehors. Son front dégagé était marqué pour avoir trop froncé les sourcils. Ses yeux gris tristes et froids semblaient n'avoir jamais vu le soleil, et étaient sans cesse pleins de larmes.

Je m'étais assis à même le sol, après avoir pris un livre de Gary dans la bibliothèque. Appuyé le long du meuble, dans un rais de lumière pour profiter de la chaleur, je regardais cet homme un peu étrange, plongé dans son livre pour en chercher on ne sait quelle réponse.

J'avais ce livre entre les mains, je l'ai ouvert pour ne pas le lire. Je me sentais cloué au sol, le soleil aveuglait sans faire mal. Alphonse m'intriguait plus que les autres. En arrivant j'avais pris le temps d'expliquer à Théodore le but de mon travail, et comment j'entendais l'effectuer, mais il m'avait prévenu que ça ne serait pas forcement facile, surtout d'entrer en contact et d'établir une communication avec chacun selon une méthode définie. Mais je n'avais pas de méthode. Evidemment j'aurais voulu suivre un modèle pour chacun, pour que le travail prenne un minimum de temps, que les notes soient rapidement faites. Je me suis très vite rendu compte que c'était moi qui allait devoir m'adapter. Et justement je ne parvenais pas à aborder Alphonse. J'avais plusieurs fois tenté, par une phrase saugrenue glissée par-ci par-là, mais rien ne l'accrochait.

C'était devenu un rituel, cette place le long de la bibliothèque, ce livre que je prenais à chaque fois, et son indifférence. Et ce matin là, où j'avais fais les choses une fois de plus par habitude, où le souvenir de mon frère revenait faire un bout de chemin avec moi, j'étais fermé à tout ce qu'il aurait pu arriver autour, quand j'entendis une voix nasillarde murmurer à peine : 'Toutes façon, ils vont tous crever.

Et la porte s'ouvrit à cet instant. Restait à savoir ce qui m'avait fait le plus sursauter, de cette phrase ou de la brusque entrée de Louise dans la pièce.

Elle était pour une fois plutôt bien vêtue, d'une robe légère aux couleurs chaleureuses, et peut-être même qu'un regard aurait pu s'arrêter sur elle. Ce qu'on pouvait dire de cette femme, ni grande ni petite, ni forte ni mince, ni belle ni laide, c'est qu'elle était surtout transparente. Et la seule chose qui pouvait encore faire ressentir sa présence, c'était cette terrible façon qu'elle avait parfois de parler si fort, pour ne rien dire, sinon qu'elle était là. Savoir être présent en étant silencieux n'est pas donné à tout le monde… D'un geste désinvolte elle vint se saisir d'un livre, probablement au hasard d'ailleurs, me fit un grand sourire et se jeta dans son fauteuil près de la fenêtre.

- Je ne sais pas ce que vous en penser, mais moi, je ne supporte pas quand il y a tant de soleil mais que le vent est glaciale comme ça… Me dit-elle, hautaine. J'entendis légèrement grincer le siège d'Alphonse, je pouvais presque le sentir en train de se recroqueviller un peu plus sur lui-même.

- Tiens, il est là celui-là… 

Celui-là émit un grognement sourd, auquel Louise répondit d'un haussement d'épaule. Son regard revint sur moi à la recherche d'une réplique que je n'avais pas. Non je n'avais rien à dire à ce genre de comportement. Plus le temps passait et plus Louise me fatiguait par sa puérilité permanente.

- Vous ne trouver pas que c'est exaspérant ce temps, non ?

- Non.

- … ( Après un instant de surprise, elle s'esclaffa : ) Vraiment, vous me faites bien rire parfois, Geoffroy !

- Non, et c'est même un temps que j'aime particulièrement.

- … Eh bien, pour une fois que vous aimez quelque chose…

Là c'est moi qui suis plutôt surpris ! Je la dévisageais un instant, un sourire qu'elle ne parvint pas à réprimer se dessina sur son visage. Sur ce, elle fit claquer son livre en le refermant, hésitât une seconde avant de le reposer puis sorti de la pièce avec. Elle prit soin de fermer la porte tout doucement en jetant un dernier coup d'œil furtif par l'embrasure.   

Alphonse releva la tête, soupira fortement pour enfin dire :  Quelle tache…

- Je n'irai pas jusqu'à dire ça, mais bon, c'est un point de vue comme un autre… Je le vis alors sourire pour la première fois. Mais d'un sourire mauvais. Il y avait dans ce sourire quelque chose de plus inquiétant qu'une ruelle sombre d'une grande ville froide un soir de pluie. J'en eu un frisson dans le dos. Je cherchais rapidement quelque chose à dire, de peur qu'il ne replonge dans son livre et ne veuille plus en sortir. Les mots s'affolaient dans ma tête, des questions que j'avais du noter dur de jolies petites fiches bristol avant mon départ de Paris. Je me remémorais des tas de feuilles éparses sur mon bureau, des études, des rapports, en vrac. Mais je pouvais avoir posé dans mon attitude telle ou telle règles, le rapport à l'autre se fait toujours de façon complètement aléatoire, quelque soit cet autre. Et Alphonse ne baissa pas les yeux vers cet ouvrage sur ces genoux.

Son regard avait quelque chose d'insupportable, et malgré son aspect chétif, ce regard vous écrasait n'importe qui. Je parvint à reprendre mes esprits, ne pas partir dans les souvenirs. Il me fixait toujours quand je me décidai à l'interroger :

- Quelque chose à lui reprocher particulièrement ? A cette question, son sourire s'accentua fortement.

- C'est une conne, c'est suffisent je crois.

- Je comprends, je…

- Non, vous ne comprenez pas, mais ça n'est pas grave.

- Ah.

- Le vieux l'avait à la bonne, cette pouffiasse. Elle n'a jamais désespéré retourner chez elle, chez sa mère, et elle se disait qu'en lui léchant le cul tout le temps, il finirai peut être par faire quelque chose pour elle. Quand il a claqué, elle s'est retrouvée bien emmerdée, parce que Théodore, lui, il a vraiment pas l'intention de la renvoyer chez sa mère. Maintenant, elle fait ce qu'elle peut pour essayer de s'affirmer un peu, mais elle peut pas grand chose…

- Ah, le "vieux"… Vous n'avez pas l'air de l'apprécier plus que ça, non ?

- C'est lui qui ne pouvait pas m'encadrer. Il passait sa vie sur moi, à me poser des questions, à vouloir savoir pourquoi ceci, pourquoi cela.

- Des questions sur quoi ? Lui demandais-je, un peu gêné quand même…

- Sur l'art, sur la peinture, les musées que je fréquentais, sur ma vie avant.

- Pourquoi passiez-vous tant de temps dans les musées, à les arpenter sans cesse ?

- Ah… Il y a toujours quelque chose d'indicible de ce qui vous hante, dans ce que vous hanter… Il y a le dehors. Celui où vous vivez, celui où tous marchent, aveugles. Le rythme est plus qu'accéléré, c'est devenu normal de toute façon, que tout aille si vite. Le soleil ne prend même plus la peine de se coucher. Les gens courent dans la rue, dans les mots, les gens courent dans la vie. Et il n'y plus personne qui soit capable de prendre le temps de regarder.

Passé les portes d'un musée, n'importe lequel, quelque soit sa taille, c'est le passé qui resurgit, le temps révolu, l'odeur de l'ancien. L'époque à laquelle tous les artistes ont vécus qui reste en suspens, en attente, dans un monde clos, à l'abris du temps qui passe, de la foule qui coure en tous sens. Là, la marche se ralentit, on voit des gens qui lèvent la tête, qui cherchent, ils ne savent pas quoi mais ils cherchent. Et c'est ce qui est magnifique. Plus les pièces sont grandes, plus c'est fascinant. Les mains derrière le dos, un homme avance, la bouche ouverte, il dévisage un portrait d'une grande dame dont il n'ira même pas lire le nom, simplement étonné par son allure, ses cheveux tirés, sa tenu stricte, son regard sec et ses lèvres pincées. Il traîne doucement des pieds, le bruit feutré sur le parquet qui craque résonne à peine, il fait des tours sur lui-même, lentement, il passe du pan de mur gauche au droit, ses yeux vont de bas en haut, de gauche à droite, ses bras ne bougent pas, derrière son dos, sa bouche est toujours ouverte, prête à gober les formes voluptueuses des sculptures qui restent de marbre face à ce regard d'homme mortel. Et si vous enlevez tout le contexte, l'apparat de l'environnement, avec seulement du blanc, partout, de grands murs blancs autour de lui, vous verrez alors que cet homme est en train de danser.

Oui, il danse.

Seul, il valse. Sans musique ni partenaire, il valse. Au milieu de toutes ces œuvres qui évoquent à peine le souvenir des fantômes de leurs auteurs, tous les gens valsent, seuls. Eux aussi, ils sont des fantômes, ils ne disent rien, ils ne parlent pas, ils n'osent pas penser, ils peuvent juste jeter un tout petit coup d'œil, mais discret, pour entr'apercevoir les autres fantômes, histoire de voir s'ils sont toujours dans le mouvement, si la danse n'a pas changé d'allure, si les pas sont les bons. Il y a le soleil passant à travers les immense fenêtres qui vont du sol au plafond, qui traverse même leurs corps et vient éclairer les visages sans âge de ceux qui sont là, immortalisés par la peinture, témoins d'autres dimensions, et qui regardent avec envie ou bienveillance ces valseurs perdus. Puis vient le moment où les gens ne regardent même plus les œuvres, ils se retrouvent complètement happés par le rythme langoureux de cette valse triste et solitaire, tout devient mécanisme, conditionnement. Et le pire, ou le plus beau, c'est que personne ne voit la piste de danse, personne ne voit les valseurs, encore et toujours, la foule est aveugle. Bien sûr, il est facile de se laisser emporter par le mouvement, de fermer les yeux, de faire semblant de voir cet autre monde, ce monde imaginaire qui se déroule derrière la toile… mais en réalité on ne voit toujours que soi.

C'est un monde entre parenthèses qui refuse de laisser l'extérieur s'attaquer à lui. Moi je m'y réfugie. Je ne dis pas que c'est ce qu'il y a de mieux, mais c'est ma solution. Ici il n'y plus rien, que des vieux bouquins bouffés par les vers et la poussière… Que des gens qui ne comprennent pas la dimension d'un tableau, d'une statue, des gens qui pensent que ça ne sert à rien, qui critique stupidement ce qu'ils ne peuvent pas comprendre, parce que trop frustrés, comme ce sale con de gardien…

- Quel gardien ? lui demandais-je très innocemment…

- Un gardien, un sale type qui était en train de persuader son collègue qu'ils faisaient un boulot de merde, que tous ces bouts de papier peinturlurés puaient le vieux et qu'il aurait préféré en faire du feu pour sa cheminée, en désignant une toile de Kandinsky. Moi je me suis dis que s'il avait pas assez chaud, j'allais l'envoyer en enfer, là ça irait pt' être mieux… C'est ce que j'ai fait.

Je restais interdit devant cette façon de déballer les faits comme s'il me racontait la dernière fois qu'il était aller chez le coiffeur… Théodore m'avait vaguement évoqué l'extrême violence des coups qu'Alphonse avait portés à ce gardien… J'étais impressionné étant face à un si petit personnage, calme et silencieux, et de l'imaginer capable de tant de haine à l'égard de ses semblables… Je commençais à me sentir singulièrement mal à l'aise, j'étais toujours assis le long de la bibliothèque, je n'avais pas bougé d'un poil, mais le soleil lui avait tourné, il ne m'éclairait plus, pourtant je sentais une froide humidité sur mon front, dans mon dos… Alphonse me dévisageait, comme s'il était en train de juger à quel catégorie de personnes je pouvais appartenir, et s'il était bon ou non de m'infliger une "correction".

J'aurais voulu trouver un mot, une excuse, quelque chose pour sortir… Et en même temps, j'étais fasciné. Pour une fois il avait prononcé plus d'un monosyllabe, et je ne voulais pas perdre ça non plus. Je me rendais compte qu'il fallait dire quelque chose, pour lui signifier que j'étais bien là avec lui, que j'avais suivis son résonnement. J'aurais pu faire semblant d'ignorer ce que je pensais sur ce qu'il venait de me raconter, mais un soubresaut d'honnêteté m'en empêcha. Je lui murmurais :

- Pourquoi est-ce que vous me racontez ça à moi, alors que vous n'avez jamais voulu le dire à personne ?

- Parce que je vous parle d'égale à égale, cher ami. Souffla-t-il d'une voix froide comme un vent glacé qui vient vous mordre dans la nuque. Après une vague hésitation je repris,

- Et ça ne vous dérange pas de penser que je pourrais en faire part à Théodore par exemple, que je puisse le noter quelque part, que votre histoire soit connue ?

- Je ne vois pas ce que ça changera fondamentalement. L'important c'est la conséquence, pas la cause. Ils s'en foutent de ce qui m'a poussé à tuer ce type, l'important c'est que j'ai l'ais fait, et que donc, il faut punir.

- Le type en question n'est pas mort, j'espère que ça ne vous décevra pas trop.

- J' m'en fout. C'est un détail.

- …

- Vous pouvez bien en parler à qui vous voulez… de toute façon vous ne le ferez pas. La seule personne qui aurait voulu vraiment savoir le pourquoi de la chose, c'est le vieux, et il est mort.

- Pourquoi est-ce qu'il s'intéressait autant que ça à vous ?

- Je lui faisais peur. Il voulait comprendre. Mais moi je ne disais rien. Et plus il voulait savoir et moins je parlais, et plus il avait peur. C'était plutôt fatiguant.

- Mais qu'est-ce qui lui faisait si peur ?

- Allez savoir… Le silence sûrement. Mon silence. Je n'avais pas envie de le faire entrer dans mon monde. Il ne pouvait pas de toute façon. Bien trop terre à terre ce con. J'avais parfois essayer de recréer une atmosphère dans laquelle je pourrais me sentir ailleurs… Je voulais dessiner sur les murs de ma chambre, il m'en a empêché. Je l'ai fait une fois, pendant toute une nuit, au crayon pastel, j'ai tout  décoré, ça ne lui a pas vraiment plu. Je me suis dis que je pouvais me contenter de feuilles que je garderais, que je pourrais sortir d'un tiroir quand je saurais arrivé au seuil du supportable, mais ça non plus il n'a pas voulu… Je me suis résolu à ne plus rien faire, en attendant patiemment qu'il me foute la paix. Heureusement ça n'a pas trop tardé.

Encore un peu déconcerté par ce discours, j'ai pris congé de la manière la plus conciliante possible, et j'ai laissé Alphonse à ses rêves d'échappatoire…

je suis allé prendre un verre d'eau à la cuisine, que j'ai avalé de travers en toussant. Madeleine m'a dévisagé un instant, puis en haussant les épaules, est retournée à ses pommes de terres. Je me suis dirigé lentement vers le bureau de Théodore, je devais avoir les yeux écarquillés. Il était assis à sa table de travail tranquille.

- Théodore, est-ce que tu aurais conservé des dessins faits par Alphonse il y a quelques années, ou même récents ?

- Oui bien sûr, tiens regarde dans le tiroir là, au dessous du tableau.

- Merci. Je m'avançais en hésitant presque, j'ouvris le tiroir, une pochette bleue. Et des dessins, au crayon. Des visages. Pleins de visages aux bouches béantes, complètement noirs et défigurés, tordu par l'horreur d'un souffrance indescriptible. J'ai jeté la pochette pour aller vomir.

Ecrit par Pak, à 13:32 dans la rubrique "Ma ptite vie !".



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